Aux sources de la présence
Ma vie, condensée à l’extrême, pourrait se résumer à deux intuitions qui furent vertigineuses et quasi-permanentes :
- Le mystère de la présence.
- La massive indifférence des hommes pour ce mystère.
Ces deux intuitions – mais qui, dans l’éprouvé, n’en sont qu’une – ont créé le climat de fond de mon séjour sur Terre.
Il y eut pour moi, dès l’enfance, ce vertige devant terre-et-ciel. Le Voir poétique fut immédiat, fulgurant, très antérieur à la connaissance même de ce que, plus tard, j’appellerai « poésie ».
Ce vertige ne découle d’aucun raisonnement, d’aucun questionnement quant à l’origine du monde. Il ne suppose même pas l’idée que le néant fût possible. Le mystère de la présence est premier. L’étonnement est premier. C’est une expérience si intense, si lumineuse, si supérieure à tout autre, si proche du « divin », qu’elle instaure d’elle-même destin et vocation quoique la vie apporte de sombre et de contradictoire par la suite.
Un enfant peut voir le mystère. Mais c’est oublié, enseveli. Nous ne pouvons tout au plus que l’entrevoir à nouveau, comme l’éclair, en quelques rares moments. Et le poème a précisément pour mission de nous rendre la vue, à nous, à nous tous, qui vivons dans cette forme de sommeil qu’est la vie sociale et quotidienne.
La poésie n’est rien d’autre que la vie à l’état d’éveil.
Les avant-gardes et la trouvaille ont cessé de nous obséder.
Seule mission du poème : traduire au mieux le miracle de vivre.
Voir, témoigner, fraterniser.
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Du plus loin que je me souvienne, ce clapotis du lac dans le petit matin… c’était l’effarement ! Comme une révélation. Comme un Voir plus puissant qui se glissait en moi entre sommeil et veille.
Un Voir, une révélation que je ne peux traduire qu’ainsi :
Que quelque chose soit, rien n’est plus irréel.
Ce vertige ne devait pas durer plus de quelques minutes. Très vite, tout se troublait.
Réveillé tout à fait, je retrouvais le monde comme ce qui va de soi : bruits de drisses et de voiles, brumes et corneilles, voix d’hommes et de femmes ricochant sur le lac. Je retrouvais le monde, mais sous l’angle faussé du regard quotidien. Le monde cependant.
L’enfance encore promise, l’enfance à toute hâte m’arrachait de mes songes et le jour se levait…
*****
C’était des soleils généreux. Framboises et myrtilles offertes patiemment aux tables de l’été.
C’était l’heure de courir et de vivre sans fin. Les jambes à fleur de terre, l’œil à même le jour…
Ici piqué d’abeilles, ici buvant la tasse.
Et l’univers
S’ouvrait
Syncopé d’infini.
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C’était la ronce et le fossé, l’allée caniculaire. Les doigts fripés de la baignade.
C’était les régates sans pitié. La troupe des amis, l’escapade bruyante dans la nuit odorante.
C’était le gonflement des lèvres sous le tissu fragile que les filles n’offraient qu’aux mains nues du soleil.
Et l’univers
S’ouvrait
Syncopé d’infini.
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Avant midi, la barque revenait. On la hissait sur l’herbe et les gardons atterrissaient.
A bord : la silhouette adorée de grand père.
Comme un visage peut faire monde !
Et l’univers
S’ouvrait
Syncopé d’infini
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Le soir, les adultes s’assemblaient près du lac et décidaient des lois. Les familles apportaient leur table et leurs chaises. Un feu de camp gigantesque éclairait l’assemblée.
Le lac alors était noir, mystérieusement retiré, calme et sans repères. On y entrait en indiens. Le corps pénétré de froid, l’œil ouvert un moment aux majestés sans-nom de l’étoile.
Et l’univers
S’ouvrait
Syncopé d’infini.
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Autre campagne :
La maison est ancrée dans la terre. Debout dans sa blancheur. Mordue de vignes vierges, craquelée de soleils, enlacée de rivières.
D’aussi loin qu’on la voie, là-bas, du bout du pré, elle est large et trapue, mais pleine d’élégance.
C’est à partir d’elle que se décident le nord et le sud, le proche et le lointain. A partir d’elle que les premiers visages peu à peu se dessinent et s’apprennent. A partir d’elle que les années s’élancent…
Et j’ai souvent pensé qu’au moment de mourir, si j’en avais le temps, c’est avec son image que je repartirais.
Comme si je naissais.
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Enfant, j’aimais l’orage.
L’affolement soudain qu’il suscitait en nous.
J’aimais la foudre. Cette férocité sans pitié de la foudre. Ce craquement brutal. Ce long frisson du ciel. Regain d’autorité de la nature entière sur la prospérité tranquille et peu ivre des hommes.
On prêtait l’oreille, enfin, à quelque chose qui nous dépasse : une présence au loin, tellurique et profonde.
Présence au loin qui nous reliait à l’insondable et à l’immémorial.
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Du plus loin que je me souvienne, j’étais penché sur l’eau…
La rivière longeait le pré. Elle était assez droite et formait une frontière naturelle avec le champ voisin. Des peupliers, des saules y plongeaient leurs racines. Puis elle était grossie d’une autre plus petite, plus fraîche et transparente qui arrivait d’ailleurs, et elles formaient ensemble, comme deux bras qui se retrouvent, un coin de terre qui ressemble à une île.
Aucun lieu n’est plus humble. Comment aurais-je deviné, après tant de ciels, tant de lits, tant d’attraction humaine, tant d’univers croisés, qu’il reviendrait toujours au premier plan de ma mémoire ?
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Et j’ai vu des matins et d’adorables jours. Des matins de pieds nus dans la rosée frugale. Des jours venus sans buts et sans propriétaires.
Des jours venus pour rien. Venus pour s’émouvoir du chef d’œuvre des jours.
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Et toujours au réveil, bien avant l’heureux bruit des volets qui s’ouvraient, dans l’entrebâillement de ces demi-sommeils, revenait la vision : Terre et ciel impossible ! Terre et ciel pourtant !
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Il m’arrivait de voir la vie à d’étonnantes profondeurs. La vie sans images et sans mots. La vie indescriptible.
Ici et là. Souvent.
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Que quelque chose soit, rien n’est plus irréel.
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Du plus loin que je me souvienne, perdu au fond d’un pré dans l’impasse extatique d’un saule, dans les odeurs de menthe qu’entamait sans rien dire la trop grande lumière, l’âme toute au dehors, tendre débarcadère à ces premiers levants : j’étais là ! je voyais !…
Ni le monde ni toi. Ni le ciel ni ton œil.
Mais la brusque étincelle : la rencontre éblouie produisant les deux termes.
L’offrande sans pourquoi.
La Présence par toi qui s’éprouve elle-même.
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Ces moments de vertige ont précédé les livres. Ils furent longtemps sans mots comme sans camarades.
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Les livres étaient debout dans la bibliothèque, sépulture verticale que j’observais d’en bas : Eluard et Villon, Montaigne et Aragon… Je devinais bientôt, par éphémères prémonitions, qu’ils seraient au futur mes amis les plus sûrs. Puis je les oubliais…
Le dehors m’appelait.
L’été se relançait sur la famille bleue : parentèle odorante, chapeaux de paille et libellules, féerique voltige éparpillée au loin dans l’ivresse du pré.
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Ces jours, plus affamés de mots d’être les plus lointains, ces jours, quand je mourrai, sans moi, où iront-ils ?
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L’idée qu’on meurt un jour ne parvenait que par à-coups. Puis ce fut terrifiant, froid, tentaculaire. Je me disais :
Un jour viendra où rien jamais n’aura été.
Ni le ciel ni les arbres.
Ni l’homme ni le monde.
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Vite, j’eus des envies de phrases. De phrases qui ne racontaient rien. Bizarrement, je n’aimais pas les contes, ni les mythologies.
De phrases comme :
Soleil et lac.
Soleil et lac. Ce que dit ce Poème ?
Rien.
Rien d’autre que soleil et lac. Leur présence inouïe, vagabonde, irréelle, dont j’étais un moment la poignante hauteur et l’intense témoin.
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Un jour viendra où rien jamais n’aura été.
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Tout horizon ouvre une faille dans le néant. Voyant cela, tu touches un infini plus émouvant que tout : soleil et lac.
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Enfant, j’aurais aimé qu’il y ait des peintres au bout des champs, brinquebalant au loin l’étonnement sans fin du chevalet.
Leur simple silhouette, immobile et pensive, m’aurait alors suffi à promouvoir plus haut la beauté de mes pas.
J’avais besoin de frères.
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A l’âge où l’on devine, par fragiles fragments, tel un concert brisé, les discussions d’adultes… je m’étonnais, j’étais inquiet : aucun écho jamais du mystère entrevu.
Cette part clandestine du monde me parut un exil.
Comme une immensité bannie au jour le jour.
C’était comme un secret qui grandissait en moi. Un secret que plus tard je devais rattacher au nom de « poésie ».
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Les années passent vite. Et nous sommes tenus d’encorder nos saisons aux sueurs collectives…
Enfin de la vraie poésie, inspirée. Le mystique prend corps dans les mots redevenus vivants.
Excellentissime.
Un vrai Poète est né, dé-couvert dans l’Éternité de l’Océan et du Soleil. A lire et à relire et à consommer sans modération de 7 à 77 ans.
Bravo et Merci.
Très beau texte ! Ce n’est pas facile d’exprimer ce sentiment à la fois du mystère de l’être et du mystère de l’indifférence des hommes à ce mystère…les hommes font comme si ça allait de soi et que le sens de leur existence ne faisait pas problème. Je trouve aussi cela fascinant !
Et parmi les pépites d’aphorisme qu’on trouve au milieu du texte, je relève : « Les livres étaient debout dans la bibliothèque, sépulture verticale que j’observais d’en-bas »
Bravo !
Le poème s’incorpore au réel…
David Bijou est doté d’une vision intuitive et vertigineuse du monde et de l’être-là. Habité par le « voir poétique » depuis sa plus tendre enfance, il nous fait partager ce regard neuf, induisant chacun de nous à un « voir-comme-pour-la-première-fois »: défi prodigieux à relever! Sa mission de « traduire au mieux le miracle de vivre » se conjugue avec l’impérieuse nécessité de traquer le Mystère- étreint dans le couple Soleil et Lac- comme un certain Rimbaud, avant lui, qui avait tant et tant couru pour embrasser l’aube d’été…
Un cadeau pour la littérature et les passionnés de poésie.
Quelle joie de voir enfin « sur la toile » ces mots si beaux, si évocateurs, mille fois entendus et lus dans l’intimité ! Ils brillent désormais en pleine lumière…
« Comme un visage peut faire monde ! » Putain que c’est beau !
Mon cher David,tu sors de ta besace les mots les plus justes pour retrouver la piste des mondes fugitifs,tel un peintre paysagiste qui reconstruit en atelier ce que son oeil a vu.Mais, ici, » Aux sources de la présence », une plaque sensible a imprimé tous ces fragments de souvenirs que tu révèles au gré d’une écriture-école buissonnière des plus sérieuses parce qu’hautement poétique !
Je viens d’y passer un long moment. Je n’ai pas lu une chose qui med éplaise, j’en ai lu beaucoup qui m’ont émue, tout m’a parlé.
Cher David, ce sont des moments magiques vécus à lire votre présence à la lisière du poème et dans l’affrontement de Voir tout ce qui nous entoure devenir Irréel et Poésie. Avec le temps, et vous en avez beaucoup devant Vous, vous pourriez continuer cette recherche du temps et des choses à retrouver et d’en faire un beau livre qui serait votre Genèse en Poésie. Je comprends mieux votre soif de fraternité. Félicitations. Je vous embrasse.
Bijou est-il un nom prédestiné ? Ce site est une pépite. Je me permets de le mettre dans mes passerelles.
un réel plaisir de vous lire !